Liquid City
Filigranes éditions, Centre des arts d’Enghien-les-Bains 2005
80 pages, 49 pages de photographies en couleur, 24,5 x 21 cm
Texte Mécanique(s) des fluides chez Régine Cirotteau de Claire Nédellec
Entretien de Régine Cirotteau avec Emmanuel Hermange
Traduits en anglais.
http://filigranes.com/main.php?act=livres&s=fiche&id=226
ENTRETIEN DE REGINE CIROTTEAU AVEC EMMANUEL HERMANGE
EMMANUEL HERMANGE — L’exposition que vous préparez au Centre des arts d’Enghien s’intitule « Liquid City ». L’élément liquide est fréquent dans votre travail. Dans les « Laves », par exemple, sa cristallisation évoquait une sorte de métaphore photographique.
REGINE CIROTTEAU — Dans « Liquid City », au-delà de l’idée de cité, de ville, ce sont les arcanes de la vie qui sont en jeu, à partir d’une fascination pour l’artificiel, mais, surtout, en amont, la prise de conscience d’une nature à jamais perdue ; celle dont parlait Baudelaire. Avec les « Laves », j’abordais un état de la matière appartenant au pré-biologique. Aujourd’hui, j’évoque l’utopie du post-biologique, c’est-à-dire une relation au vivant qui se situe au cœur du conflit entre l’organique (l’intérieur) et le plastique (l’extérieur). Je cherche à matérialiser cette utopie par l’image des fluides, l’image d’une mécanique du vivant qui anime la relation entre l’organique et le plastique et qui, joyeusement, marche vers sa dissolution…
E. H. — Comment s’élaborent les liens entre univers des fluides, corps et formes visuelles dans « Liquid City » ?
R. C. — Certaines pièces, en particulier le panoramique Sucer aux quatre saisons, sont marquées par le platter movie, genre inauguré au début des années soixante avec le film de Herschell Gordon Lewis, Blood Feast, où, pour la première fois au cinéma, dans un scénario associant l’horreur et la légèreté, on voit des organes sortir d’un corps de femme ; soit la combinaison de l’artifice chirurgical, du bien-être et de la beauté plastique du corps. « Liquid City », comme mon travail en général, s’inspire ainsi de plusieurs topoï cinématographiques. Qu’il s’agisse du déroulement de l’exposition marqué par l’écriture de scénario ou de la référence au générique et au genre. A Enghien, le spectateur est accueilli par un écran rappelant l’affiche de cinéma : un œil géant auquel se superpose le titre « Liquid City », un croisement monstrueux entre Fellini et Hitchcock. On peut parler de climat d’ouverture, comme pour un film. C’est une image attractive qui propulse le spectateur dans un univers d’exploration. Il passe alors des codes du divertissement à l’atmosphère d’un laboratoire de fluides agencé en une suite d’écrans de diverses natures (écran d’ouverture, de veille et de projection, et split screen).
E. H. — Le cinéma d’horreur que vous citez volontiers trouve certaines de ses sources au XIXe siècle dans une littérature de langue anglaise (Mary Shelley, Stevenson, Doyle, etc.) travaillée par la question du bien et du mal. Cette question est-elle aussi la vôtre ?
R. C. — Non, car cette question relève d’un problème moral. Je suis davantage concernée par la relation entre le ludique et le sombre, c’est-à-dire, d’un côté, un univers sucré, proche de la fantasia ou, dans un vocabulaire qui m’est propre, de la « patachimie », et, de l’autre, le temps, les limites de la durée, les phénomènes de vase clos et de pression. L’enjeu de mon travail réside dans le déchirement des voiles entre des univers psychiques distincts, entre l’organique et le plastique pour ce qui concerne le corps, entre les phénomènes hypnotique et picnoleptique au niveau de la vision. Ces quelques fractions de secondes qui nous échappent dans la vision, ces temps d’absence et d’aveuglement me semblent comparables au cut du montage cinématographique, ou encore au jump cut, notamment utilisé par Norman McLaren et Martin Arnold dans leurs films expérimentaux.
E. H. — Comment le fantastique et la science-fiction resurgissent-ils dans votre travail ?
R. C. — A propos de « Liquid City », je préfère parler de science-fiction plutôt que de fantastique, dans le sens où mes derniers travaux sont motivés par le désir de donner à voir des faits, des objets, des événements qui n’appartiennent pas à l’ordre des choses connues. Toutefois certaines œuvres sont proches de l’esthétique fantastique. Sucer aux quatre saisons, par exemple, convoque autant l’inquiétante étrangeté que le principe d’incertitude face au vivant. On ne sait pas si les fragments de corps sont des cires, des cadavres, de la chair vive. Le niveau d’apparence des choses ne fournit aucune indication certaine. On passe donc de l’un à l’autre et c’est dans cette mobilité que naît le fantastique.
E. H. — Quel rôle accordez-vous aux genres ? Il semble que vous vous appuyez beaucoup sur la notion de contrat qu’ils supposent avec le spectateur.
R. C. — J’aime les jeux de décalage que l’on obtient lorsqu’on mixe les genres. J’ai été particulièrement marquée par la manière dont Jean Painlevé ou Georges Franju ont produit une esthétique de l’écart en utilisant ce procédé. L’un en introduisant, dans Le Vampire, par exemple, du jazz dans un film à caractère scientifique, l’autre, en faisant cohabiter une chanson de music-hall et des scènes d’abattoir, dans Le Sang des bêtes. Dans mes films, je fais en sorte que le son opère un semblable effet de distorsion sur l’image. Dans Le Laboratoire des fluides, par exemple, une marche américaine et un air populaire russe viennent rythmer successivement des transformations d’images colorées à la manière des kaléidoscopes de l’enfance, montrant un univers qui coure vers sa déflagration. Mais l’hybridité des genres se joue également à d’autres niveaux. Dans Le Jardin jaune, par exemple, l’histoire prend une forme située entre le conte et le petit scénario et constitue une sorte d’amorce à Sucer aux quatre saisons, un panoramique de quatorze mètres semblable à un générique de film. Le générique m’intéresse parce que, à la manière d’une première phrase de roman, il est un élément clef dans le contrat avec le spectateur. Les genres déterminent des territoires balisés par des marques, des signes, qui permettent au spectateur de les identifier, d’y entrer de plain-pied et de s’y repérer. Le mélange des genres est un moyen efficace pour saper tout ancrage du spectateur devant l’image, pour le désorienter en opérant des passages, des glissements, des déplacements.
E. H. — En quoi cette désorientation du spectateur vous intéresse-t-elle ?
R. C. — Cette désorientation introduit la relation intime entre image, pouvoir et violence qui animent les arcanes profonds de la civilisation occidentale. Anthony Burgess, dans Orange mécanique, et Stanley Kubrick pour l’adaptation de ce roman au cinéma, ont remarquablement décrit cette situation. Alex, le chef de la bande, les yeux maintenus ouverts, est contraint de fixer son regard sur un flux d’images de violence. Une thérapie qui vise à provoquer chez lui un état de soumission et de désorientation chaque fois qu’il sera confronté à des scènes extrêmes, rejetant ce qu’on lui a inoculé en surdose. Cela décrit parfaitement la relation anthropologique à l’image, à savoir cette ambivalence permanente entre fascination et distance dans laquelle elle nous tient. D’où, par exemple, dans Le Laboratoire des fluides, véritable épopée tragi-comique, le défilement accéléré des images jouant avec la tension entre, d’un côté, la frayeur et, de l’autre, la ritournelle, la lanterne magique ou encore le merveilleux scientifique du XIXe siècle, où le hublot était une fenêtre sur les mondes inconnus. La capacité de perception est poussée à sa limite, débordée par la production proliférante d’images en perpétuelle transformation. En arrière plan, tout cela est travaillé par le mystère de l’enfance et ses contradictions, par la découverte du bocal, lieu de passage entre le micro et le macrocosme en une sorte d’étirement doux et terrifiant de l’enfance propulsée dans le corps du monde…
E. H. — Le principe de la boucle, que l’on retrouve dans le montage des images et dans les bandes sonores de vos films, semble favoriser le passage entre le divertissement, en rappelant la ritournelle, et le monde des fluides, dont la boucle suggère la mécanique.
R. C. — En effet, la boucle est un principe clef introduit par Erik Satie pour Entr’acte. S’y rattachent plusieurs phénomènes comme le recyclage de l’image par autogénérescence, ou d’autres, que j’ai déjà évoqués : le pouvoir hypnotique de l’image, l’ellipse, l’épilepsie, la picnolepsie, ou encore l’état de veille, tous liés à l’absence et aux temps aveugles dans la narration et la vision. A Enghien, L’Encyclopédie des fluides est amorcée par un ensemble de douze grands tirages avant de se poursuivre sur un écran où les images se chassent les unes les autres. Dans le film Zéro, le son est conçu comme s’il était le moteur des images. Prises dans un processus de ralentissement, elles se construisent peu à peu au rythme d’un cycle de trois boucles sonores qui se renouvellent progressivement. Le mouvement perpétuel — l’éternel retour — est pour moi une manière de conjurer l’inquiétude de l’immobilité, et d’une certaine manière, celle de la stérilité. Cela détermine chez moi une conception diachronique de la narration : maintenant, hier et demain se retrouvent dans un même temps. La notion d’histoire n’implique pas nécessairement un mode linéaire. Il me semble important de concevoir qu’un moment peut appartenir à la fois au début, à la fin et au milieu d’un récit.
E. H. — Entre le laboratoire et l’encyclopédie, votre travail introduit souvent une esthétique de l’expérience ou de la connaissance scientifique. Quels liens entretenez-vous avec cet univers ?
R. C. — Le territoire culturel de mon enfance a été marqué par la cartographie et la psychanalyse. J’en ai gardé un goût pour l’expérimentation, le classement des observations. Les images du Laboratoire des fluides, par exemple, sont réalisées à partir d’une nomenclature d’éléments et de phénomènes de différents ordres : mécanique, chimique, organique, plastique, ondulatoire, atmosphérique, liquide, poudreux, volatile, anatomique, végétal, aberrations climatiques, etc. L’Encyclopédie, pour sa part, est conçue comme un catalogue de possibles. Des résultats obtenus dans le laboratoire sont livrés sous forme de planches selon un processus de prolifération et d’accumulation infinies. Je rejoins Richard Hamilton lorsqu’il dit qu’il ne cherche pas à produire une œuvre a priori mais qu’il s’attache tout autant à trouver des résultats. Dans la rencontre entre le laboratoire et l’encyclopédie réside l’imaginaire mathématique de la redistribution des éléments selon la logique des combinatoires, dont le caractère infini met en jeu les limites de la mémoire. D’où mon intérêt pour les phénomènes de recyclage et de variation, qui me ramènent toujours à la lanterne magique.
E. H. — La notion de fabrique d’images semble prendre une place particulière dans Le Laboratoire et L’Encyclopédie des fluides.
R. C. — J’accorde beaucoup d’importance au méta-technique, c’est-à-dire à la manière dont les choses sont fabriquées, à l’expérience et à ses conditions de réalisation. J’utilise des techniques de cinéma, le matte-painting, par exemple, qui consiste à employer des surfaces de verre pour créer l’impression de décors grandeur nature. Principe qui rappelle la conflagration des dimensions entre le micro et le macro dont j’ai parlé. Ce genre de techniques permet les mélanges les plus incongrus. Comme dans les textes des Recettes, je prends plaisir à mixer des éléments de nature alimentaire, chimique ou ménagère avec des substances picturales. Je considère toutefois que l’expérience doit également se jouer hors du laboratoire et dans mes films apparaissent aussi des scènes que j’enregistre à l’occasion de voyages. Un récent voyage en Chine, par exemple, a ajouté une dimension paysagère à l’univers « cellulaire » du Laboratoire des fluides. En ce sens l’exploration d’un territoire me semble complémentaire de l’expérimentation en laboratoire.