Frisson Synchronie


Filigranes éditions 2009
104 pages, 80 pages de photographies en couleur, 27,5 x 27,5 cm
Texte No future dans un esprit jardin, de Vincent Labaume
Traduit en anglais




No Future dans un esprit jardin

Je crois que le moment est proche où, par un processus de caractère paranoïaque et actif de la pensée, il sera possible (simultanément à l’automatisme et autres états passifs) de systématiser la confusion et de contribuer au discrédit total du monde de la réalité.

Salvador Dali, La Femme visible

 

Les effets spéciaux de la représentation

Depuis que les hommes font des images, ils s’adonnent aux trucages. Certains en jouent avec ironie, d’autres le cachent avec gêne, honteux d’avoir eu recours à des ficelles grossières pour nous enchanter avec des reflets sur des portières. Platon n’avait peut-être pas tort de voir dans tout art de la représentation, un enfumage, un tour de passe-passe dans les apparences, d’autant plus douteux qu’il prétend nous faire croire à une réalité imitative et dégradée des principes. Dans le règne des médias numériques, le désaveu platonicien des images retrouve une actualité critique remarquable. L’imagerie incessante à laquelle ceux-ci soumettent les masses captives, confondant des registres d’enregistrement et de production antagonistes : documentaires, fictionnels, publicitaires, amateurs, etc., constitue la trame de fond permanente de toute apparition quelconque, réduisant celle-ci à une pure virtualité occasionnelle et sans nécessité, un « truc » de plus dans la grille des programmes. Le monde comme programme et représentation, pour parodier un titre célèbre de Schopenhauer, n’est-ce pas la réalisation parfaite et éveillée de ce que ce philosophe platonicien pessimiste désignait comme le « songe lourd et confus de l’humanité », son histoire, devenue spectacle spectral – sans plus aucune figure à consistance humaine  ? Pathfinder est une vidéo courte d’une minute, réalisée par Régine Cirotteau en 1999, dans laquelle est reconstitué en studio l’atterrissage de la sonde américaine éponyme sur le sol de Mars. Plongé dans la lumière torve du crépuscule martien, le spectateur découvre le sol chaotique de l’astre morne, au rendu cinématographique des plus crédibles. La caméra suit la trajectoire descendante de la sonde qui survole des étendues désolées marquées de cratères et de striures (témoignant d’une activité géologique intense dans le passé), dont la définition volontairement pauvre de l’image, brouillée, vacillante, accentue le caractère vériste. Le sol de Mars refait en carton-pâte d’atelier ressemble à s’y méprendre à celui des images réellement envoyées par la sonde américaine qui effectua pour cela, rappelons-le, un périple de 90 mètres en trois mois ! (Ce qui n’est guère éloigné, soit dit en passant, du parcours que les personnages normalement valides de Samuel Beckett effectuent en l’espace d’un livre !) Et l’on en vient à se demander si ce vrai sol de Mars, qui ressemble également si bien à un décor de science-fiction de série B américaine des années 1950, n’en serait pas quelque part un simulacre hollywoodo-platonicien ? La science ne serait-elle finalement qu’un formalisme citationnel de l’imagerie esthétique ? A ce titre, la séquence Pathfinder de Régine Cirotteau pourrait être vue comme une reconstitution réaliste d’une imagerie scientifique formulée sur base fictionnelle, avec des effets spéciaux d’artisan de la représentation, soit une caméra vidéo, de la boue et des lampes… Un genre inédit de « Pop Art pauvre » !… Mais tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes citationnels possibles, si Régine Cirotteau n’avait quelque peu compliqué cette affaire entendue. Tout d’abord, elle a ajouté à ses images un accompagnement musical strident, constitué par l’interprétation des premières mesures bien connues de l’Ouverture d’Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, à l’aide d’instruments enfantins, tel l’inénarrable kazou permettant de transformer un maladroit fredonnement en une fanfare nasillarde frétillant dans l’huile d’une friteuse. Voici le grand tralala romantique coagulant le pathos nietzschéen de la force avec les singes mystiques de Stanley Kubrick… joué à tue-tête par une maternelle en délire ! Rien de tel pour vous foutre les retransmissions de Mars en l’air ! Sauve-qui-peut !… Et quoi encore ? Décalage immédiat ? Certes… Régine Cirotteau n’y va pas par quatre chemins quand elle pratique la distanciation brechtienne. Elle fait monter la cavalerie lourde des satiristes du petit écran, elle éparpille « façon puzzle », elle flingue le bel ordre du simulacre à la kalachnikov. Mais le plus gros du dynamitage vient à la fin du film. Voilà notre sonde en phase d’approche du sol (désormais guère plus évocateur qu’un trivial « élevage de poussière »), laquelle réveille en se posant une énigmatique silhouette humaine qui se faufile à l’image, à la manière d’un technicien distrait s’efforçant à sortir discrètement du champ qui le cadre malencontreusement. Curieuse silhouette d’habitant extraterrestre, en vérité : les pieds nus, le corps décharné et recouvert, semble-t-il, de haillons, il a tout d’un SDF et son image fugitive comme une hallucination laisse le regardeur songeur et désarmé. Nous étions tout prêt à confondre le réel, en son trucage technique essentiel, et sa représentation réaliste dans son pompiérisme parodique, avec la légèreté amusée du spectateur non dupe qui se délasse d’une image sans conséquence pour lui. Mais l’apparition déplacée, à tout point de vue, de ce personnage, évoquant un improbable « réfugié de Mars », sur lequel viennent buter nos propres sondes cervicales comme un sur « os » imprévu, un « couac » d’espèce, en l’occurrence ici, humaine… dérange cette lunette insouciante du divertissement. Alors, pochade ou propagande ? Satire vériste à gros traits ou méditation sur l’apparition du vrai dans le continuum des réalités mensongères ? Un peu des deux, semble-t-il. Ce flash tout empreint d’un esprit au comique décalé, introduisant un élément qui paraît contredire l’application mimétique des décors (à la manière d’Hellzapopin ou des films de Mel Brooks), vire de l’intérieur en une leçon de regard politique, offrant à la dérobée et par surcroît une image à la fois narrativement incongrue et médiatiquement congrue de ces êtres migrants, déchus de toute errance et de toute individualité, que notre regard captif des médias nous fait voir toujours plus périphériques à l’élargissement de nos cadres normatifs, dans ces lisières brouillées du champ optique de nos rêves d’un ailleurs extraterrestre et policé – mais, comme le soutenait justement Antonin Artaud, les rêves ne sont-ils pas la police de l’esprit ?

De la cruauté avant toute chose, et tout le reste est volupté !

L’homme à terre dévoilé inopinément par ce « chercheur de voie », le bien nommé Pathfinder, figurerait ainsi et par son décalage même, comme une « image juste » dans un continuum filmique qui se voudrait, quant à lui, « juste des images », pour reprendre l’antienne du pape de la déconstruction cinématographique, Jean-Luc Godard, à laquelle souscrivent de nombreux artistes contemporains, utilisant ou non le médium cinéma, la vidéo, ou tout bonnement les images fixes. Mais la cause est-elle si bien entendue ? Une cruauté supérieure, dont Artaud encore fournirait le pressentiment, nous pousse à croire que cette apparition même, dans l’exhibition furtive de son dénuement, n’est pas d’une autre étoffe que les songes abyssalement creux de cette pantomime sidérale que Régine Cirotteau a « machinée » pour nous. « Et notre petite vie, un songe la parachève », complétait Shakespeare au sujet de cette « étoffe » de songe dont les hommes sont faits. En d’autres termes, et de nombreux indices dans l’œuvre de l’artiste nous y invitent, une certaine incroyance radicale, pour ne pas dire une foncière « mécréance », habiterait ces images, que nous regardons pour beaucoup d’entre nous encore, mi dévots, mi bêtas, comme des images de quelque chose, des figures de proue de l’intentionnalité du sujet sensible, responsable et sentimental, dans l’épaisseur du visible, pour parler comme les phénoménologues : de ces images qui font croire au monde terrestre, comme ces satanés godillots de paysan de Van Gogh qui firent couler l’encre de générations philosophiques en mal d’attribuer qui de la terre, du paysan, du peintre ou de la paysanne, pouvait bien se refléter dans ce cuir usé jusqu’à la corde… Régine Cirotteau, quant à elle, ne joue pas ce jeu. Elle ne fait plus dans le sentiment. Ses œuvres tombent au milieu du réel comme ces fleurs dont elle écrit qu’elles « ne font pas de sentiment » mais « ne font que l’amour ». Comme les mots chez les surréalistes, ses fleurs affamées de volupté cachent de ces fins carnivores rappelant les loups des fables, survenant au détour du bois le plus familier, pour réclamer subitement leur tribut de chair fraîche, et nous transformer, passants et regardeurs, en donneurs de sens… parce que d’abord donneurs de chair et de sang. Indistinctement, ses images absorbent tout ce que nous leur abandonnons, et, en premier lieu, cette « friandise cannibale », selon la belle formule de Stevenson, cet « œil » sans fond par lequel entrent en nous toutes les séductions et toutes les terreurs du monde, autant « miroir de l’âme » foudroyé et foudroyant, qu’œil sans paupière de la conscience, qui « est de notre part l’objet d’une telle inquiétude que nous ne le mordrons jamais », comme l’écrivit justement Georges Bataille. Si un grand nombre d’œuvres de Régine Cirotteau convoquent cette image mordante de l’œil, c’est pour mieux nous embarquer dans une chasse hallucinatoire et vampirique qui investit les codes visuels pour les dévitaliser, leur faire rendre la dernière goutte de sueur de sang du réel, dans des pièges optiques cruellement orchestrés. Une cruauté qui consonne avec l’usage d’une certaine violence barbare du technicisme ambiant. Une cruauté dont l’impact est toujours à rechercher sur l’autre, le regardeur, plutôt que sur l’objet d’art lui-même, ce dernier étant le support émetteur et non le suppôt récepteur du maléfice. Si chaque œuvre ou série met en jeu une stratégie particulière de cruauté, la série des Régines de 2007 en offre un exemple quasi paradigmatique et des plus évidents, en raison notamment de cette référence à l’âge par excellence où son empreinte se marque plus nettement, l’enfance. Que sont les Régines ? Des autoportraits ou plutôt des altéro-portraits de l’artiste en petite fille : images photographiques de l’artiste à des âges divers, à la mer, dans un pré rempli de coquelicots, s’apprêtant à enjamber un fossé, faisant des bulles de savon, ou posant dans une jolie robe bleue au jardin botanique… Images d’une enfance ordinaire et quiète, couvée par l’objectif amateur et ému de son photographe de papa. Des images comme il y en a plein dans les albums de famille. Avec lesquelles on récapitule une vie en l’inscrivant dans une lignée, des ambiances, des alliances et des deuils. De ces images où chacun reconnaît son propre « enfancement » cette manière grave qu’a l’enfant de s’enfoncer dans la représentation enfantine que l’on convoque de lui, d’être à l’image tout en n’y étant encore personne, à cet âge où l’on dit justement que l’on n’est pas encore une « personne », mais un devenir, une attente, un sombre pressentiment qui s’affole devant l’œil technique qui nous fige dans l’identité d’une proprette « petite personne », d’un modèle réduit de la future grande. Drôle d’idée qu’a eue là Régine Cirotteau de nous présenter ces images d’elle, qu’elle n’a pas faites, et qui ressortent surtout à cette part d’imaginaire privé de son identité. Certes, elle n’est pas la première à le faire, et un Christian Boltanski, ou plutôt un Mike Kelley, ont pu jouer de leur enfance en la mimant grotesquement à l’âge adulte, dans des pastels photographiques enlevés et épileptiques ou dans des performances de régression formaliste… Commentant, pour sa part, un choix d’images de sa jeunesse, reproduites en introduction à son opus sur lui-même, Roland Barthes écrivait : « …ce que je dirai de chaque image ne sera jamais qu’imaginaire ». (…) Lorsque la méditation (la sidération) constitue l’image en être détaché, lorsqu’elle en fait l’objet d’une jouissance immédiate, elle n’a plus rien à voir avec la réflexion, fût-elle rêveuse, d’une identité ; elle se tourmente et s’enchante d’une vision qui n’est nullement morphologique (je ne me ressemble jamais), mais plutôt organique. (…) Il s’ensuit que la photographie de jeunesse est à la fois très indiscrète (c’est mon corps du dessous qui s’y donne à lire) et très discrète (ce n’est pas du « moi » qu’elle parle). »[1] Si ce n’est pas du « moi » de l’artiste que nous parlent les Régines (et, en accord avec cette idée, celles-ci « ventriloquent » d’autres voix étrangères…), de quel être intermédiaire, ni tout à fait « moi », ni tout à fait « elle », nous parlent ces images, qui nous fixent d’une manière si indiscrète et si discrète à la fois, et qui ne laissent pas d’intriguer, voire d’obséder. Tout d’abord l’artiste s’est ingéniée, en les agrandissant, à les soumettre à de menues transformations numériques, certaines fort modestes, d’autres plus apparentes, mais sans jamais entamer réellement la plénitude de l’image, la singularité d’« enfancement » qu’elle contient. Apparaissent ainsi une ombre gigantesque de condor sur l’herbe du pré, mi chevreuils mi dragons passant au loin le fossé à gué, une cravache subrepticement glissée dans une main d’appui, des bulles de savon qui brillent comme des cocons de fée, un dessin d’écume de vagues sur une poitrine impubère, des yeux blancs comme révulsés de malice… Autant de manipulations diverses, espiègles et apparemment minimes, mais qui nécessitent toutefois une maîtrise parfaite des manipulations numériques. Chacune de ces images se trouve être, de plus, ambiancée par une ritournelle distincte, montée en boucle et réinterprétant certains classiques du monde musical appartenant à l’enfance (Chapi-Chapo, Les Mystères de l’Ouest, Pierre et le Loup…). Ces images ainsi parées sans exagération d’art et d’artifice sont enfin tirées agrandies à la façon d’images-écrans sur une matière synthétique qui rappelle la toile cirée. Si les Régines évoquent fortement un petit théâtre de contes enfantins prêts à éclore, avec sortilèges et féeries attendus, bizarrement ceux-ci ne veulent pas démarrer. Ce sont comme des Il était une fois bloqués sur leur départ fictionnel. Alléchant le regardeur par des images suggestives de récits intimes et d’histoires de monstres pervers, l’artiste l’abandonne devant de simples images d’appel et sans suite, animées par des jingles d’accroche, comme ces images de sommaire d’un film sur DVD obstinément rivé à son pré-générique, ne sont-ce autres choses que des schémas fantasmatiques d’histoires pour des schèmes sensori-moteurs en panne[2]. « Et alors ?… Et alors ?… » se demande le regardeur, en proie à une gêne croissante d’adulte qui attend qu’on lui narre des aventures, cette « enfance de l’art » répondant si exactement à cette « enfance de l’homme », qui, comme l’a judicieusement résumé Alexandre Vialatte, « sans la Bibliothèque Rose, ne serait qu’une aventure ratée. » Et l’écrivain d’ajouter à ce propos : « L’homme n’a-t-il pas besoin de monstres et de loups ? Qu’est-ce de l’enfant ? Nul ne connaît comme lui le plaisir d’avoir peur. Il a besoin du loup ; pis, de l’ombre du loup. Il lui faut des nains et des ogres ; des anges, du crime et de la justice ; des diables et des loups-garous. Comment, sans cet apprentissage, les reconnaîtrait-il dans la vie ? »[3] Pour le loup, cette fois-ci, le regardeur repassera ! A moins que ce ne soit lui, pour le coup, le loup. Et le dragon ! Et l’ogre salivant à fouetter avec la cravache ! Et le volatile gigantesque qui déploie son ombre de rapace !… L’œuvre de Régine Cirotteau est tissée de sortilèges, de chimères et de féeries que la trame des images, au final, dissout, empêchant la vue de se coaguler au visible. Cruauté seconde des réponses de l’enfance à la maturité promise : l’histoire pose un lapin au sens. Et le regardeur attend son carrosse ! Un carrosse qui pourrait bien n’être que citrouille au cirque des Régines, ce chapiteau que l’artiste a conçu pour en enclore la parade immobile.

L’irréversible à la boutonnière des ambiances

De nombreux régimes de cruauté (une cruauté qui vise moins à faire mal qu’à mettre les sens à l’envers) sont à l’œuvre dans les images et installations de Régine Cirotteau, qui peuvent être versés à ce refus général de faire « sens et histoire ». Ainsi, caractéristique sur ce point est la bande annonce filmique de Too Many Secrets (2007), où des vues urbaines de San Francisco, prises d’un point de vue renversé en contre – plongée à l’aide d’un bras mécanique, s’enchaînent dans un travelling étourdissant, provoquant une cascade de collisions architecturales, avec des incrustations de brèves séquences énigmatiques dans les fenêtres ou sur les façades, évoquant des scènes de meurtre. L’ensemble affiche une cohérence visuelle et fluide sans qu’aucune déroulement narratif ne s’installe et l’on se demande si tout cela ne sert pas d’écrin sensori-moteur à un suicide par défenestration, dont l’image ralentie de la chute se déroule de façon quasi adventice, accessoire, comme une pure capture optique d’un événement banal dans un montage à visée intrigante comme le sont les teasers. Pris dans le déroulé haletant de la séquence, le regardeur est soumis à une sorte d’emballement optique similaire à celui injecté au héros d’Orange mécanique, attaché et l’œil maintenu artificiellement ouvert, lequel ne peut que confondre et rejeter tout ensemble la surdose d’images violentes qu’on lui impose à des fins thérapeutiques. Mais ici, foin de thérapie, par une cruauté adverse, contraire à celle montrée à l’écran par Kubrick, le désordre provoqué des images produit une sorte d’hallucination dont l’effet vise à l’assimilation presque naturelle par le regardeur de l’image du suicidé, étrangement douce et humoristique dans l’ambiance générale frénétique. Un cinéma pour des yeux sans paupières, qui épingle l’irréversible à la boutonnière des ambiances décoratives. Ces ambiances sont multiples dans l’œuvre de Régine Cirotteau, qui pratique depuis longtemps une « alchimie » personnelle des images, hybridant devant son écran tout ce que la chimie organique, vivante, cellulaire et même numérique, recèle d’abstractions liquides, mouvantes, frétillantes, gazeuses, proliférantes et à métamorphoses incessantes. Si ces images captivantes de bouillons de culture les plus variés empruntent au merveilleux scientifique, cette alchimie personnelle fait également la part belle à la féerie coloriste et électrique, dans une filiation revendiquée avec les animations graphiques et musiquées d’un Norman McLaren. Régine Cirotteau a ainsi constitué une banque d’images tournées, impressionnantes de formes fictives qui ne relèvent d’aucune réalité perceptive première, et jouent leurs apparences dans des étreintes d’une pure sensualité cosmétique – mot dont la provenance est identique à celle de cosmique. Entre « ordre » et « parure », cet univers bariolé et sans attache mimétique trouve à s’épancher notamment dans l’installation optique et sonore du Laboratoire des fluides

(formant une trilogie de l’origine : la construction du monde, l’œil qui regarde, le territoire sous contrôle), où se superposent et s’enchaînent en projection circulaire dans un défilement ininterrompu sur une musique d’ambiance Far West, des images d’un monde organique en transformation perpétuelle. Comme sous l’effet d’une puissante lanterne magique, cette usine optique à rêves produit une sorte de fascination hypnotique, dont il est difficile de se défaire. Le regardeur perd pied et manque de prise dans un enchevêtrement, en proie au vertige d’une immersion consciente dans sa propre densité organique (et pas seulement).

Parallèlement à ces fictions anté-narratives, d’ordre parascientifique (astronomie, alchimie…) d’états de matière, Régine Cirotteau réalise d’autres images au statut apparemment fort différent comme les Répliques, la série réalisée à San Francisco ou Satan Superstar à Buenos Aires montrant des figures et des lieux symboliques d’une mythologie contemporaine du transgressif expérimental : lieux « maudits » ou légendaires de la beat generation (celle qui « Ne nous délivre pas du mal » !) quartiers « hantés » par les traces d’une activité secrète et illicite. Ainsi par exemple, Invisible men, photo prise à Berkeley après un règlement de compte sanglant entre bandes, est tirée en négatif , ou Satan superstar, photo prise après la crise économique et sociale qui bouleversa l’Argentine, montrant un décor de construction arrêtée et déjà en ruines avec, incrusté au faîte d’un échafaudage publicitaire une image d’ Udo Kier (acteur mythique des films de vampires et de Werner Fassbinder) qui semble être à la fois l’instigateur de cette situation, et mettre en doute ce que l’on voit.

Parmi les figures des Répliques (acteurs, réalisateurs et musiciens référés à la scène expérimentale « trash » ou « gore » à un monde défiant les normes sociales autant qu’esthétiques, voire anthropologiques) se trouve notamment l’emblématique Genesis P-Orridge, fondateur des groupes Throbbing Grisle et Psychic TV, transsexuel sataniste et provocateur pornographique, initiateur d’une musique d’envoûtement industrielle et d’un style de vie anomique revendiqué. Sa présence ici

traversant sa représentation d’îcone contre culturel produit un sentiment d’adresse au regardeur l’accueillant et le transformant en un « fan » instantané comme l’énonce le slogan d’une autre réplique We accept as one of us.

Les images que Régine Cirotteau tire de ces voyages et de ses rencontres évoquent donc cette compulsion fanatique des groupies en quête de modèles culturels limites pour des investissement libidinaux et cultuels les plus déviants. Cependant

ce qu’elle délivre dans ses sortes de « posters / postures », sont davantage des amorces narratives laissées en suspens, des visions décalées et lacunaires, brouillées, qui figent la projection fantasmatique dans l’idole (ou la contre-idole) admirée. La cruauté, ici, réside moins dans une fantasmagorie ensorcelante et dénuée de fondement réel, que dans une déréalisation des figures présentées, comme issues elles aussi d’une sorte d’hypnose individuelle de l’ambiance et faisant boucle sur elles-mêmes, dans une sorte d’isolement générique où l’image se rembobine en s’absentant du sens. Et les mots ou les phrases qui émaillent ces Répliques, bien qu’agissant comme des embrayeurs de récit ou de discours, renforcent cette absentement du sens, tout en cristallisant chaque image dans l’efficace d’une présence qui parle, qui s’énonce au seuil de l’échange visuel, formant comme ces « répliques » définitives de films qui plongent les fans dans la pure magie émotionnelle de l’invocation. Ces Répliques, porteuses chacune d’une histoire et d’un vécu hors-norme qui, pour une large part, échappent au profane, se révèlent ainsi résistantes à toute ressaisie rationnelle, à tout « storytelling » comme on dit aujourd’hui, et inquiètent l’espace de leur exposition comme des indices indécidables d’un désir. Figures troubles d’un dévoiement généralisé, elles paraissent dire à l’amateur d’art en un improbable argot socratique : « boucle-toi toi-même ! »

La citation qui tue

L’installation visuelle et sonore intitulée Etant donné (2001), dont le titre renvoie à l’œuvre célèbre que Marcel Duchamp élabora en secret pendant les vingt dernières années de sa vie, reconfigurant le dispositif perspectif albertien en un arrangement illusionniste de baraque foraine pour voyeur imprudent, est ici composée de cinq diptyques filmiques montrant des séquences brèves mises en boucles, associant des images de diverses natures, en couleurs et en noir et blanc, accompagnées de sons. Le sous-titre, Poésie chronique de la soumission et apologie du sexe joyeux, invite à une « lecture » érotico-symbolique de ce collage filmique. Les séquences, bien qu’indépendantes et non successives, comportent cependant un ordre et un titre particulier. Répondant au titre général, Etant donné, la première séquence présente, à gauche, un coin de nature des plus artificiels, aux couleurs kitsch saturées (vert synthétique et orange néon), où trône une nature morte de pastèques, melons et citrouilles  ; l’image de droite, aux forts contrastes noirs et blancs, est occupée par un œil diagonal regardant à travers un trou en forme de coquille d’huître ou d’aile de papillon, obtenu selon un procédé de « cache direct » à la prise de vue. Si le paysage cadré en plan fixe est d’une parfaite immobilité, l’œil, quant à lui, est d’une motilité incessante, comme s’il s’efforçait à couvrir toute l’étendue du champ perceptif restreint par l’ouverture. Une ambiance sonore de cigales et de grillons ponctuée par un son non identifié, accompagne ce diptyque. Le suivant, intitulé 1/ La chasse d’eau, est composé d’une image montrant l’intérieur d’un conduit cylindrique assez sale, entartré ou rouillé, au bout duquel resplendit un trou ovale d’évacuation ; par ce trou, s’échappe en boucle une bulle d’eau ou d’air qui s’élargit jusqu’à nous. L’image qui lui est accolée montre en contre-plongée une cuvette WC cernée par des murs étroits, un mouvement léger de la caméra ajuste la vasque à la position du trou du conduit adjacent, lequel présente rigoureusement les mêmes dimensions que celle-là. L’ensemble est rythmé par une pulsation aiguë. Le troisième diptyque, intitulé 2/ La garce de l’étage, présente, à gauche, une étendue arrondie de cuir noir évoquant un sac à main, sur laquelle tombe une matière jaunâtre (miettes de gâteau) ; et, à droite, une gorge féminine à l’encolure échancrée, dont un sein vient s’écraser mollement contre une chemise masculine. Une chanson de publicité au goût sucré des films des années cinquante, vantant le « La plus belle lessive du monde » (« The most beautiful wash in the world ») accompagne ce diptyque. Le suivant, étrangement intitulé 3/ Fin, est composé d’un travelling serré remontant des pieds aux genoux d’une femme assise (apparemment sur la cuvette des toilettes, si l’on en juge par les carreaux de faïence du mur), les pans de sa robe légèrement relevés ; un geste gracieux de sa main droite accompagne le travelling ascendant ; l’image de droite, pour sa part, lumineusement saturée voire littéralement « cramée », montre une sphère enflammée qui se consume en tournoyant ; le tout sur fond de note unique haute perchée. Enfin, le dernier diptyque, 4 / Encore, associe, à gauche, des images d’une curieuse chimie gazeuse ou effervescente suivie d’une soudaine aspiration verticale, avec, à droite, dans le même violent contraste noir et blanc que l’œil du premier diptyque, une main caressant ce qui semble être à l’évidence une toison pubienne. Si l’on rapporte la description de cette installation à celle de l’œuvre de Duchamp, la relation à celle-ci, au-delà des différences intrinsèques des médiums, se révèle fort étroite. Rappelons l’« arrangement » de Duchamp. Celui-ci montre, à travers deux trous pratiqués dans une vieille porte de grange espagnole en bois, une large brèche pratiquée dans un épais mur de pierre par laquelle se découvre un mannequin féminin nu, étendu sur des branchages séchés, dans une posture obscène vue en plongée : cuisses frontalement écartées exhibant le trou d’une vulve glabre, sa tête étant dissimulée sur le côté gauche par la paroi du mur. Ce nu surpris comme à la dérobée évoque aussi bien la vision brutale d’un corps après un viol qu’une image pornographique de la Belle Epoque, dont les mises en scène allégoriques, reprises de la peinture académique, étaient nombreuses, et que rappelle ici ce bec de gaz Auer incongru, tenu main tendue par le nu en guise de flambeau, et par lequel – à l’instar des allégories « luministes » de la Vérité – s’éclaire toute la présente représentation, sur fond au réalisme conventionnel de paysage champêtre formant écrin à une chute d’eau. Ainsi que le titre et les sous-titres des diptyques de l’installation filmique de Régine Cirotteau nous y invitent, celle-ci se donne à lire d’emblée comme une « reprise », au sens d’adaptation et de « recharge » de la première, non seulement dans un autre médium, mais aussi semble-t-il, avec une volonté parodique affichée d’en découdre. Ainsi le titre complet de Duchamp, Etant donnés : 1° La chute d’eau, 2° Le gaz d’éclairage, est ici déplacé à l’aide de jeux de mots approximatifs et introduisant une nette nuance triviale : La chasse d’eau, La garce de l’étage. Si l’installation filmique de Régine Cirotteau s’offre aux connaisseurs comme une évidente transposition de la pièce de Duchamp dans le régime cinématographique, en même temps, au prix d’un déplacement parodique et analytique, elle en produit une reconfiguration réflexive, critique et même « féministe », délivrée sous la forme d’une « réponse » artistique autonome. En même temps que, de l’œuvre de Marcel Duchamp à celle de Régine Cirotteau, s’échangent presque terme à terme les matériaux et « machinations » optiques, qui se retrouvent simultanément isolés et « ventriloqués » en « boucles » dans l’installation filmique (par exemple : le coin de verdure artificielle renvoyant au paysage chromo utilisé comme fond par Duchamp, l’œil captif de son cerne électronique renvoyant au dispositif des trous dans la porte et à la brèche du mur, la toison pubienne renvoyant à la fois à la fente glabre et aux branchages, ou bien encore, se rapportant aux mouvements de l’image proprement dits, l’interruption du travelling ascendant juste avant que le visage de la femme assise ne soit perçu renvoyant à la tête invisible du corps du mannequin…), au-delà de tous ces jeux de renvois en miroirs, l’installation de Régine Cirotteau s’émancipe de la référence à son modèle pour s’établir dans une affirmation sereine de sa plénitude. Si l’installation de Duchamp place le regardeur dans une machination optique qu’on pourrait dire « régressive » (des deux trous de la vision binoculaire à la brèche unique cadrant le tableau perspectiviste focalisé sur l’orifice sexuel), allégorisant peut-être cette ultime vérité humaine que tout « regardeur » ne voit jamais que son propre désir de voir et que regarder c’est en quelque sorte surprendre un viol, l’installation de Cirotteau, quant à elle, ne semble nullement ambitionner de nous faire voir quelque vérité cachée par-delà les technologies et les opérations optiques mises en œuvre. Ses boucles de séquences ont une étrange façon de nous faire prendre, dirait-on, des vulves caressées pour des lanternes magiques ! Si nous pouvons projeter une trame sur ses images, ce n’est pas à la manière d’un enquêteur d’indices dans une reconstitution esthético-policière comme l’œuvre de Duchamp semble, elle, nous y convier (comme si, pour paraphraser sa sentence fameuse, c’était à l’enquêteur, littéralement, d’accomplir le crime) ; mais plutôt à la manière d’un collecteur de visions fragmentaires dont le montage rythmique et la mise en répétition scandée ne délivrerait aucun sens allégorique ni ne résoudrait aucune énigme métaphysique, mais produirait un entêtant ballet de réminiscences et d’images trouvées, pure effusion d’événements visuels et sonores déconnectés. Des séquences « célibataires », pour reprendre encore un mot de Duchamp, mais « mariées » de force par le montage en diptyques, qui suspendent dans leur extase butée les désirs d’ordre, de loi, de sens. Sans promesse, ni lendemain qui chante. Un No future, oui, mais dans un esprit jardin !

No future épilogue

Parmi les contes scénarisés de Régine Cirotteau, textes qui accompagnent les images photographiques hybrides des Mystères de Paris, figure cette petite histoire :

Dans une bibliothèque, un alchimiste rencontra un écrivain de séries policières. Le premier détestait les crétins et les pigeons, le second aimait les oranges givrées et la scie à métaux. L’alchimiste invita l’écrivain à le suivre dans son laboratoire de la rue de la Glacière. A coup sûr, l’écrivain ne s’attendait pas à voir un tel appareillage. L’alchimiste retira d’une coupelle des cristaux rougeâtres et murmura qu’il allait les transmuer en or. L’écrivain éclata de rire et, sous l’impulsion de sa main, heurta le récipient. Il tomba et se brisa. L’alchimiste, en proie à une colère singulière, assomma l’écrivain à coups de marteau. Il le découpa et plaça chaque morceau bien en ordre entre des blocs de glace. Cette histoire se termine à l’hôpital Sainte-Anne… où l’alchimiste, placé sous camisole, erre toujours dans les couloirs de la folie.

Faut-il y lire une assez bonne métaphore de ce qui attend le critique si, par mégarde ou maladresse, à la fin de son commentaire, il en vient à briser le récipient magique de l’œuvre ? Soyons prudent. Ne plus chercher à saisir en ouvrant les yeux et les neurones. Remplacer son cerveau par un journal froissé du jour ou de la semaine dernière, où les informations s’enchevêtrent et croulent l’une sur l’autre. Et puis, lentement, dégager de ça une forme, quelque chose qui tient tout seul entre le flux et la perception. Un corps de glace en mille morceaux.

 

Clichy, 5 février 2009

Vincent Labaume, polygraphe

 

Texte de Vincent Labaume, écrivain, historien et critique d’art, pour le livre monographique de Régine Cirotteau « Frisson synchronie », éditions Filigranes, Paris.

 

[1] Roland Barthes par lui-même, Ecrivains de toujours, Seuil, 1975, p.5.

[2] Ces termes renvoient aux structures de la logique enfantine étudiées naguère par le psychologue Jean Piaget, notamment dans La Psychologie de l’intelligence, 1947.

[3] Alexandre Vialatte, Dernières nouvelles de l’homme, Julliard, 1978, p.190.

 

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