C’est fantastique
Éditons Pierre Brullé, 2004, réalisé avec le concours du Ministère de la culture et de la communication, Centre nationale des arts plastique.
71 pages, 54 pages de photographies en couleur, 19,5 x 27 cm
Texte « L’hémorragie du sens et l’ivresse de la perdition » de Michel Gaillot. Texte « De toutes les couleurs » de Charlotte Coupaye.
Biographie rédigée par Renaud Redien-Collot. Traduits en anglais.
Au dos pour ce livre : mention de Norman Mailer
L’hémorragie du sens et l’ivresse de la perdition
« Dans l’histoire comme dans la nature, la pourriture est le laboratoire de la vie. » Karl Marx
« La vérité dite sans compromis a toujours des bords déchiquetés. » Herman Melville.
Bien que profondément marquées par le « fantastique » et le mystérieux», les images que Régine Cirotteau nous présente ici, ne procèdent pas, loin s’en faut, d’une fuite hors du monde ou de sa réalité effective. Elles nous invitent au contraire à nous confronter à son entièreté, pour autant toutefois que cette dernière prenne en compte ce que la connaissance rationnelle exclut par principe du regard qu’on lui porte au quotidien. Tel est d’ailleurs sans doute le défi majeur de ce travail que de nous convier, dussions-nous en ressortir démunis et heurtés, sur la ligne de front, la zone de contact où le réel et sa part d’ombre, étrange, fantastique ou mystérieuse ne s’excluent plus mais se recoupent et s’interpénètrent en un point d’indistinction, ici porté à son incandescence.
En co-exposant leurs figures respectives – que ce soit à travers des photos ou des vidéo-graphies – et cela sous forme de diptyques qui en accentuent et en aiguisent l’improbable correspondance et continuité (mais l’irruption de l’improbable et de l’insolite, n’est-ce pas cela même le fantastique ?), Régine Cirotteau puise dans le réel les forces d’attraction et de polarisation de cette part d’ombre (l’érotisme, la mort, la pourriture, les fantasmes et les viscères…) que la vie rationnelle et industrieuse avait évacuées de l’existence. Elle y fait resurgir en quelque sorte les fantômes et les mystères, qui sont aussi bien ceux de son enfance (Régine et le Loup) que ceux de sa ville natale (Les Mystères de Paris). S’offre ainsi à nous une galerie de portraits, aussi exubérante qu’étonnante, où l’on voit se succéder tour à tour des farfadets, des vampires, des fées… – autant de figures du fantastique et du merveilleux que la ville moderne comme l’âge adulte étaient censés avoir refoulées ou désavouées.
Et pourtant, à bien y regarder, le merveilleux ici n’est pas de l’ordre de la nostalgie ni du refuge, mais bien une dimension présente du réel – immédiat et jaillissant, terrible et bouleversant. Aussi, si celui-ci n’est plus clairement identifiable dans sa spatialité et sa temporalité quotidiennes – tout en étant cependant bien là, fût-ce métamorphosé – c’est que l’artiste a dû lui faire subir quelques modifications. Ce qu’elle a fait précisément en mettant en lumière ce que le jour commun avait rejeté dans la pénombre de la seule imagination – comme si le « réel » n’était pas toujours aussi le réel imaginé. Seulement, pour le restituer en tant que tel, lui faire droit de cité, encore faut-il l’engager dans le processus de transfiguration ou de transmutation qu’elle embraye justement dans sa pratique et sa technique artistiques comme unique façon de le sauver de la conscience endormie de nos existences désenchantées – orphelines de leur enfance et de leur mystère. Ce à quoi elle œuvre ici dans ces images ou ce qu’elle empreinte au réel, à sa matérialité, est souvent multiplement transfiguré, sous l’impérieuse nécessité de sa propre vision, notamment à travers des changements de plan, d’échelle, de forme ou de couleur qui en restituent le caractère étrange et fantastique.
Régine Cirotteau ouvre ainsi un espace d’accueil pour cette irruption scandaleuse de cette surnature dans le monde sécularisé et tranquillisé de la réalité sociale contemporaine, dont le réalisme – pensant qu’il l’avait éradiquée – avait installé la seule représentation possible. N’est-ce pas là aussi signaler – en le traversant – le défaut et le manque de réalité de la « réalité » elle-même, posant en même temps l’équivalence de toutes ses opérations représentatives ? À travers l’acuité et la nécessité, les déchirements et les enfantements de monde, qui la portent et la transportent toujours au-delà, Régine Cirotteau ne fait que creuser davantage l’énigme de notre existence et de notre présence au monde, l’énigme même du monde dans la béance de laquelle nous avançons les yeux écarquillés, comme incapables, parce que l’ayant désappris, oublié ou refoulé, de supporter la lumière d’une de ses dimensions majeures où le réel et l’imaginaire cessent de s’exclure et de s’opposer. C’est dire aussi que son travail n’a pas pour but de nous faire quitter ce monde pour un autre qui serait plus vrai, plus authentique, plus merveilleux ou fantastique. En effet, il montre au contraire que le merveilleux et le fantastique séjournent depuis toujours auprès de nous, à même ce monde, comme enveloppés, déposés ou sédimentés dans sa matérialité même. En ce sens, il n’ expose et ne représente pas une autre réalité, mais l’autre de la réalité, cet « autre » qui n’est pas l’irréel d’une pure imagination délirante – un fantasme, un mirage -, mais l’autre qui travaille depuis toujours le réel, le creuse, le diffracte de l’intérieur, maintenant ouvert en lui l’abîme dont il surgit, et qui fait que jamais il ne peut se replier totalement sur lui-même et être revendiqué, délimité ou approprié dans sa réalité vraie et unique, pleine et entière. Toujours il déborde. Et c’est déjà ou même d’abord de ce « débordement » du réel en lui-même que Régine Cirotteau nous parle au travers de ses images. Par cette hémorragie de sens du réel dont les pertes écarlates imprègnent la texture même de ses photos et de ses vidéos, elle ouvre un espace où se libère, voire se déchaîne, fût-ce en nous aveuglant, une énergie non domestiquée – celle de cet autre du réel qui le fait toujours déborder, être au-delà de toutes les représentations et les figurations que l’on est à même de s’en faire.
Face à ces différentes images, Poésie chronique de la soumission et apologie du sexe joyeux, les Mystères de Paris, Aux quatre saisons, la Confiserie, nous avons toujours à faire à des éclipses – fantastiques et étranges – du sens rationnel, où tout d’un coup c’est la nuit (celle des sens) qui éclaire le jour (celui de la raison). Ce renversement dans le côté nocturne mais bien réel des choses nous fait ainsi basculer dans le fantastique, à moins que ce ne soit le fantastique lui-même qui ne fasse irruption dans l’horizon paisible et diurne de notre réalité de spectateurs désormais incapables d’en ressortir indemnes. Comment en effet, face à cette éclipse qui nous laisse entrevoir ce soleil noir de la réalité – où le vivant revêt des habits de mort, où les chairs et les sexes fossilisés, de la pourriture qui les avalent, se dressent une dernière fois pour chanter encore joyeusement l’énergie qui les traverse, où l’enfance persiste et résiste, fût-ce pour lui faire perdre la tête, dans le corps de l’adulte, où la ville réveille ses fantômes et ses monstres pour les entraîner dans une ultime danse – ne pas voir ou ressentir que ce que nous regardons nous éblouit d’une lumière qui ne nous est pas si étrangère, nous renvoyant à ce qui au fond de nous-mêmes participe tout autant à ce monde diurne que ce qui nous est donné là à voir ?
Comment dès lors, dans ce « sommeil de la Raison (qui) engendre des monstres » (Bataille), ne pas sentir que ce soleil noir de la réalité nous fait voir et vivre un autre nous-mêmes ? Aussi sommes-nous conviés ici à voir ce que rarement n’ose regarder les yeux des hommes, la nuit éclairant le jour. En nous confrontant à la présence sidérante et effrayante de l’étrange ou du mystérieux, qui a dans son œuvre à la fois la brutalité rare d’une naissance et la pureté aveuglante d’un orgasme, l’artiste se fait le témoin de ce basculement du jour dans la nuit. Mais pourtant, si nous ne pouvons pas vraiment regarder ce qui s’offre ainsi à notre regard, ce n’est pas parce qu’il n’y aurait plus assez ou plus du tout de lumière, mais au contraire parce qu’il y en aurait trop. Cet excès définit le moment souverain où le merveilleux et le fantastique entrent en scène sur le carrousel de la vie en nous faisant tressaillir et défaillir.
Avec une acuité et une constance remarquables, aux antipodes de la cécité et de la surdité (devant le renversement constant de la vie dans la mort et de la mort dans la vie) que nous imposent les forces délétères de la conscience rationnelle et industrieuse, Régine Cirotteau a entamé dès le début de son travail une sorte de recherche initiatique et expérimentale de l’origine ou de l’amont, qu’il s’agisse notamment de ses lieux de vie (l’Italie ou ici Paris) ou d’elle-même (par exemple ici avec Régine et le Loup). Pourtant, jamais dans cette recherche ou cette quête, il n’a été question de remonter à une identité pleine et assurée.
Comme ses images en portent la trace et le témoignage, ce qui est en jeu, ce n’ est pas au fil de cette traversée, de parvenir à un « soi » ou à un « chez soi » rassurant, identifié et ré-appropriable, mais au contraire à l’abîme initial et à l’étrangeté – le toujours autre ou étranger que nous sommes inexorablement à nous-mêmes – qui siègent au plus profond du soi et qui président précisément à son non-repliement sur soi. Il n’est qu’à voir le portrait de l’artiste enfant (Régine et le Loup) et plus précisément ses yeux écarquillés, révulsés, retournés à l’intérieur – comme pour nous rappeler, si cela était nécessaire, que dans ses images le monde que nous regardons en creux, nous le regardons aussi à travers ou avec ses yeux, comme si nous y projetions les nôtres et que dans cette projection analeptique nous retrouvions la force de voir le creux, le gouffre des mondes qui n’est finalement rien d’autre que celui qui existe d’abord en nous. À partir de cette pièce centrale, Régine et le Loup, on peut commencer à comprendre que le Loup, ce n’est pas un autre, un autre dont elle aurait peur de surcroît (car à bien y regarder c’est bien « lui » qu’elle regarde ou fixe), mais l’autre qu’est Régine à ou en elle-même, peut-être la « vraie » Régine d’ailleurs, pour autant comme le dit Borges qu’ « il y a deux hommes en chaque homme, et [que] le vrai c’est l’autre ».
D’autre part, le cheminement qu’impose cette recherche d’une impossible origine conduit l’artiste à traverser une multiplicité de strates de sens et de sensations, de sédimentations et de souvenirs, qu’il s’agisse – et là avec ces images nous en avons toute une palette de traces – de ceux de la vie de l’artiste elle-même, de son enfance, de la ville dans laquelle elle a vécu, des visions qu’elle en a eu, de celles qui s’y sont développées et prolongées. Il n’est pas anodin d’ailleurs que ses images soient elles-mêmes composées selon un procédé mental et technique de stratifications successives de la matière qu’elle travaille.
Comme une géologue ou une sismologue d’une tectonique des strates de la « réalité », de leur entrecroisement ou de leur enchâssement les unes dans les autres, Régine Cirotteau fait remonter jusqu’à leur présent – strate par strate, couche par couche – le passé des « objets » sur lesquels elle porte son attention (la ville, l’enfance, la sexualité, le corps…). Dans cette exhumation cathartique de la matière, où parole est redonnée à la profondeur de ses projections effectives et imaginaires, nous sommes pour ainsi dire invités à partir du réel balisé – du texte qui le recouvre et le cartographie – à une immersion dans la texture même des choses, là où le texte lui-même n’a pu étendre son emprise, son empire ou son entreprise de balisage, de repérage et de mise en signification du réel ou de la matière, c’est-à-dire à une traversée du texte – traversée dont le nom est poésie, au sens de la poiesis aristotélicienne. Cette immémoriale complicité entre l’art (poiesis) et la nature (phusis), n’ est-ce pas là, ce à quoi nous reconduisent, dans leur généreuse luminescence, les images de Régine Cirotteau !
En ce sens, Il serait injuste de n’apercevoir dans ce travail de restitution de la matière, de ses profondeurs ou de ses sédiments, à travers une grande diversité de filtres de différente nature, que l’aspect technique. Car au-delà ou plutôt en deçà, la complexion des filtres d’ordre sensible, mental ou psychologique nous fait accéder à l’être-au-monde, à son articulation aux multiples couches de sens et de matière sensible qui le compose dans un agencement singulier dont nous avons là quelques figures instantanées – comme des coupes anatomiques arrachées à sa mouvance. Faute de le percevoir, par on ne sait quel souci de se protéger ou de se mettre à l’abri soi-même d’une telle surexposition, nous ne verrions de cette mise à nu que la seule représentation des choses au moyen de filtres techniques – c’est-à-dire qu’un maquillage, une esquive ou un évitement du nu, motivé par on ne sait quel souci de pudeur ou de peur dont elle est ici aux antipodes. Il ne s’agit pas là de sous-estimer la compétence technique de l’artiste, bien au contraire : elle y attache une importance capitale, mais consciente qu’ « exprimer un rêve ou un fantasme exige une précision mathématique, [qu’] il faut être aussi méticuleux que la vie » (Fellini), elle ne la juge cependant, dans ce qu’elle apporte à la vie même de ses images, jamais aussi efficace que lorsqu’elle se fait transparente. Il n’y a pas là de compromis qui nous ferait faire à nous-mêmes en même temps qu’à l’artiste l’économie d’une confrontation à la réalité du monde et de notre immersion en lui, à sa déchirante mais enthousiasmante « vérité », dusse-t-elle, cette vérité, avoir les « bords déchiquetés » et dussions-nous, la fixant autant qu’elle nous fixe ou nous dévisage, en avoir les yeux éblouis, si ce n’est brûlés, comme ceux-là même avec lesquels Régine, la Louve, nous regarde.
Aspirés à la surface des êtres, où se condense – couche sur couche, peau contre peau – leur vertigineuse profondeur, comme si « la profondeur se (cachait) à la surface des choses » (Nietzsche), comme si encore « ce qu’il y (avait) de plus profond, c’(était) la peau » (Valéry), Régine Cirotteau sur la peau même de ses images repère et inscrit – comme elles sont inscrites et déposées dans sa propre mémoire – des correspondances, plus ou moins explicites, entre ces couches de sens, de sensations, d’émotions ou de frayeurs, entre ces strates de temps et d’espace, qui ne cessent de communiquer les unes avec et dans les autres, brouillant sur leurs bords respectifs les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’organique et l’inorganique, tissant dans la chair même de leur surface les symboles et les signes qui s’y sont déposés, jusqu’à les faire fusionner en un point d’incandescence extrême, où se donne à voir l’inextricable imbrication de toutes choses. Etrange et mystérieuse proxémique, où se dirait et se donnerait à voir – avant la levée de toute parole et en dessous de l’empire du texte – la syntaxe et la constitution épidermique de l’ être-au-monde et de son partage.
Dès lors, dans cette mise en abîme du réel par l’image et de l’image par le réel – dans l’intensité de laquelle se produit une hémorragie ou une éclipse du sens en même temps que son transport dans un « ailleurs » qui n’est pas une autre réalité, mais l’autre de la réalité – Régine Cirotteau nous met en face de cette fêlure constitutive en elle comme en tout être ou en toute chose par laquelle, et c’est là la mystérieuse et fantastique étrangeté de la vie, toujours le soi s’écoule et se renverse dans l’autre comme l’autre s’écoule et se renverse en lui. Les visions qu’elle nous en offre en déchirant et en ouvrant la surface des signes sur l’abîme qui les sous-tend sont comme autant de fulgurances provenues, jaillies ou arrachées des profondeurs de l’être enfoncé dans l’étrangeté de la matière, comme les visions d’une réalité dionysiaque, d’une réalité de bacchanales, regardée avec des « yeux brûlés ». C’est pourquoi ces images, en nous communiquant cette sorte de révélation suffoquée de la nuit, de la « part maudite » de l’existence, ne peuvent qu’exaspérer notre besoin de comprendre, et ainsi nous laisser, chancelants et hors de nos gonds, glisser joyeusement à notre tour dans le gouffre qu’elles réveillent en nous.
Michel Gaillot
Texte de Michel Gaillot, philosophe et critique d’art, pour le livre monographique de Régine Cirotteau “C’est fantastique!” réalisé avec le soutien de la Direction des Arts Plastiques, Ministère de la Culture, Paris.