Sandrine Maurial


Article de SANDRINE MAURIAL intitulé « La chair entre l’organique et le numérique » dans le cadre d’une publication des actes du colloque « La chair à l’image », juin 2005 organisé par Le Séminaire d’ Etude et de Recherche Image (SERI) et l’Université de Nancy2, IECA et GRICP.
Extrait du texte La chair entre l’organique et le numérique
Publication suite à la conférence du 16 juin 2005

LA CHAIR SENS DESSUS DESSOUS
La notion de « chair » est ainsi étrange, elle indique tout à la fois l’intérieur et l’extérieur du corps, les deux côtés de la peau, celui des pores et des poils, et celui de sang et de graisse qui enveloppe nos organes et nos os. La chair désigne aussi la carne, le sanglant absolu, l’informe, l’intérieur du corps en opposition à sa blanche surface. Dans ce chemin de l’extérieur vers l’intérieur des choses, l’artiste Régine Cirotteau[1] réunit aussi bien la chair organique que la chair numérique dans ses travaux photographiques et vidéographiques. Effectivement, son art est imprégné des fonctions du vivant suscitant des fantasmes et des angoisses qui convoquent le corporel tout en soulignant la dimension plastique et organique des images numériques. Généralement, ses photographies sont au départ analogiques puis capturées et numérisées par l’ordinateur, elles se parent ensuite d’une seconde peau, recomposée pixel par pixel sur l’écran selon les intentions esthétiques de l’artiste. Par un strip-tease subtil, ses images offrent une confusion singulière entre la peau et l’organique dans un jeu de voiles et de strates. Des fragments de corps se perçoivent soit comme des cires, des cadavres ou de la chair vive. Elle suggère la chair dans ses acceptions différentes en tant qu’extériorité du corps ainsi que membrane, muqueuse, issues du côté primitif, trouble et informe de nous-mêmes. Dès lors, la chair se perçoit plastiquement comme une viande, une carne prête à être triturer mais aussi comme une pulpe de fruit savoureuse dans toute sa sensualité et son plaisir. Cette chair à la fois visqueuse et sensuelle se rapproche du physique et du corporel.

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Figure 1, ©Régine Cirotteau, L’embrasement, photographie, 38×45,5cm, 1995

Dans ses premiers travaux[2] (figure 1), la matière charnelle est disséquée et retravaillée par des opérations numériques. Scannérisé, radiographié, ce corps décharné a subi un filtre de passage qui le transforme en un morceau de chair saisie et glacée par le froid. Peaux cassantes et desséchées sur les os, viande des muscles, cette chair s’étire, se désincarne et se dissolve comme pour manifester cette énigme propre à la chair qui oscille entre le dedans et le dehors, entre le sensuel et l’obscène. La couleur vient déréaliser les matières organiques pour rendre l’image plus esthétique et moins effrayante. L’aspect médical et scientifique de ces images renvoie aux recherches anatomiques qui décortiquent et dissèquent la chair humaine pour mieux voir à l’intérieur. Ce geste consistant à ouvrir le corps pour montrer ce qu’il contient a été maintes fois répété au cours de l’histoire de l’art notamment dans la tradition des écorchés de la Renaissance ou encore dans les recherches graphiques de Léonard de Vinci sur l’anatomie humaine. Ces représentations chirurgicales sont écorchées dans des univers colorés qui apaisent la douleur. L’image esthétisée finit par être caressée des yeux et le désir se fait sentir de toucher cette chair à l’image tellement la peau visuelle se fait veloutée et vaporeuse. Mais Régine Cirotteau pousse son exploration plastique de la chair jusqu’à sa dimension sexuelle.

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Figure 2, ©Régine Cirotteau, Aux quatre saisons, L’été, tirages cibachromes numériques, 200x70cm chaque, 2005, détail

Lors de son exposition intitulée LIQUID CITY[3], la série panoramique intitulée Aux quatre saisons (figure 2) juxtapose des images de paysages naturels à des visions agrandies d’organes génitaux. La chair est ici pénétrée via un orifice humain qui révèle le dedans organique. La chair a été traversée par une brèche ouverte, celle d’un oeil qui permet le passage de l’extérieur vers l’intérieur. L’exploration photographique de cet œil intérieur est retravaillée avec des logiciels de traitements de l’image afin d’ajouter en surimpression, une seconde couche visuelle avec cette représentation sexuelle et pour redoubler la dimension formelle d’un œil analogique par un oeil en pixel. Les couches visuelles se superposent. Dans ce milieu cristallin et aquatique du globe oculaire, des germes chromatiques créent des réseaux veineux et des vaisseaux sanguins qui oscillent entre le flottement et la tension, entre la plénitude et l’orgasme. La texture organique de ce fond de l’œil est accentuée par cette couleur rougie de sang et de plaisir qui rappelle les profondeurs de l’être de chair que nous sommes. Cette vision intérieure révèle un corps réduit à sa simple matérialisation génitale. La représentation phallique s’incarne dans le creux de cet œil, elle apparaît en filigrane comme pour suggérer un imaginaire inconscient de la chair érotique et sensuelle. Mais ce sexe sculptural qui se dresse à l’image semble paradoxalement sans vie. En effet, l’artiste se réfère ici aux moulages de cire qui s’utilisent comme des prothèses corporelles dans certains films, afin de désérotiser le corps et le réduire à un statut stérile pour mieux le ramener à un état végétatif face à l’image d’une nature proliférante et sensuelle qui phagocyte la vitalité du sexe représenté. La chair est ici approchée dans sa dimension sensuelle et instinctive qui appelle une concupiscence basée sur les plaisirs de Dame Nature. La chair corporelle et physique rejoint alors les expérimentations physiologiques de la matière sensible qui s’organise et se numérise dans un flux d’images orchestrées.

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Figure 3, ©Régine Cirotteau, Le Laboratoire des fluides, installation vidéo et son, 2005

Dans son Laboratoire des fluides (figure 3), l’artiste explore plastiquement les différents états de la matière en nous offrant un remous originaire, humide et humoral. Cette installation vidéo est conçue comme un hublot ouvert sur le monde des liants organiques et artificiels, retravaillés à l’ordinateur pour des effets de couleurs et de contrastes. L’image est dense et profonde. Des pertes visqueuses et bouillonnantes imprègnent la texture même de ses vidéos qui ouvre un espace troublant, au-delà de toutes les représentations habituelles auxquelles nous avons l’habitude de nous raccrocher. Sur la peau écranique de ses images, elle inscrit une ambiguïté entre l’organique et l’inorganique. Des émulsions colorées, des nuances liquoreuses puis une œil nous surprend comme un leitmotiv pour nous ramener vers un milieu plus humain. Est-ce une image de notre propre intérieur, celle d’un espace embryonnaire, d’un hymen en décomposition ou bien celle d’expérimentations chimiques pratiquées en laboratoire ? Des roses chair apparaissent parfois comme des appels vers des choses connues, des souvenirs d’enfance. La forme circulaire de l’écran rejoint le globe oculaire afin que le spectateur ressente un regard réciproque quand cet œil fixe le guette à son tour. A travers la question du regard et de la perception, Régine Cirotteau soumet le spectateur à différentes expériences. Un monde de fluides est en perpétuelle transformation comme si l’oeuvre était en gestation. Ces images en genèse redoublent la matière numérique qui grouille de milliers de cellules généralement réglables et prêtes à composer une image nette et perceptible. Les séquences visuelles se régénèrent dans un magma de substances organiques colorées. Mais ce bouillonnement placentaire renvoie vers notre profondeur matérielle comme si une caméra filmait l’intérieur de notre corps. Le corps n’est pas ici bouché dans sa chair, l’artiste opère une libre circulation entre le dedans et le dehors afin de nous faire partager une expérience des fluides intérieurs qui se dissolvent et s’échangent entre eux. Les chairs se mélangent dans un flux organique.

Les images s’épluchent ainsi par strates car « il n’y a pas d’image du corps sans l’ouverture – le dépli jusqu’à la blessure, jusqu’à la dilacération – de sa propre imagination[4] ». Il a été ici question d’ouvrir peu à peu le corps de l’image selon un parcours de l’extérieur des corps jusqu’à des peaux béantes, vers des entrailles pour découvrir ce que cache la peau écranique, ce qu’enveloppe cet épiderme pour dévoiler les tissus intérieurs, les chairs. Avant d’être une impression sur papier grand format, la photo numérique est dotée d’une matrice mathématique qui se recalcule sur l’écran d’un ordinateur. Une fente a été ouverte dans le corps de l’image numérique pour la dévoiler et la faire devenir objet de sensualité et de sollicitation des sens.
Cette chair plastique à l’image attire et agit comme frontière, comme pellicule de peau que l’on effleure des yeux. Et la tentation de la chair se fait sentir vers la transgression qui nous pousse à pénétrer les couches de ses multiples sens pour s’enfoncer plus loin. Cette caresse visuelle des peaux virtuelles et impalpables ajoute une sorte d’érotisme à l’image. La chair alimente et entretient notre imaginaire. L’image numérique qui retravaille la chair dans son acception la plus large ouvre une voie vers l’inconnu de l’ordre du sublime qui fascine et répugne à la fois. Toutes ces expérimentations plastiques mènent une réflexion sur le visible. Ce parcours de la perception rejoint cette théorie de la chair propre à Merleau-Ponty. La chair forme ainsi le lieu où s’entrelacent le corps voyant et le corps visible. Nous sommes du même tissu et de la même chair que le monde de la vie. Nous pénétrons dans la chair du monde qui réciproquement nous pénètre. Il existe un va-et-vient entre notre chair et la chair du monde, dans cette relation en « chiasme » qui relie et inverse l’âme et le corps, le dedans et le dehors.
De la sorte, ces images de la chair bouchée, liftée, pixellisée ou disséquée ont la capacité d’ouvrir sur le monde de nouvelles perspectives pour nous apprendre à mieux nous connaître. Mais notre réflexion repose aussi sur des concepts propres aux problématiques actuelles liées aux nouvelles technologies. Dans son livre intitulé Images. De l’optique au numérique, Edmond Couchot voit dans ce passage une véritable mutation, car les techniques de l’image portent en elle une nouvelle vision du monde. Les images lisses et glaciales d’Aziz et Cucher et de Tran Ba Vang dénoncent un avenir aseptisé sous un culte extrême de la perfection tandis que celles de Perconte ou de Cirotteau créent un univers plus sensuel et physique. Mais le monde de demain sera-t-il si pur et stérilisé ? Quitter l’épaisseur de son corps serait quitter la chair du monde, oublier le goût des choses. Allons-nous échapper à notre corps, à ce tas organique que nous sommes ? Le corps est un brouillon que le monde occidental veut transformer voire même « liquider[5] ». La fusion entre le numérique et l’organique évacuerait un monde virtuel sans rugosités et sans chair, amputé de la saveur du monde. Un futur neutre et froid, vide de toute sensualité, ne s’érigerait plus ainsi comme une fatalité. Entre l’organique et le numérique, la notion de chair reste en mutation au cœur des nouvelles images mais nous interroge en retour sur la société dans laquelle nous évoluons.

[1] Régine Cirotteau mène un parcours artistique fécond entre photographie, vidéo et écriture. Très influencée par le cinéma, ses projets nourris par les cultures alternatives et hybrides, investissent les territoires de l’image expérimentale.
[2] Ses travaux sont visibles Les demeures de l’âme. Régine Cirotteau, texte Jaques Teboul, Editions Marval, Paris, 1996.
[3] LIQUID CITY. Régine Cirotteau, textes C. Nédellec et E. Hermange, Filigranes Editions /centre des arts d’Enghien-les-Bains, Paris, 2005.

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